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Федор Иванович Тютчев

Moscou. Dimanche. 21 juillet

Je vois bien que je n’aurai pas le dernier mot de ton silence et que j’aurai beau ajourner mes écritures, cela ne hâtera pas l’arrivée des tiennes. Mais cette fois-ci, ce n’est pas un silence simple, mais double et triple! Car l’excellent, lui aussi, n’a pas donné signe de vie depuis son départ de Moscou. De manière que je suis dans la plus entière ignorance de tout ce que je tiens le plus à savoir, comme, p<ar> ex<emple>, quand, où et comment il a rejoint Marie, comment, cette jonction faite, ils sont revenus à Ovstoug — etc. etc. Enfin, si toutes ces choses s’étaient passées en Australie, elles ne m’auraient pas été plus profondément inconnues…

Il est assurément très malheureux et quelque peu niais que l’on tienne tant à savoir des choses que d’autre part on se soucie si peu de v<ou>s apprendre… Mais, susceptibilité à part, j’ai beau faire, je ne puis m’empêcher dans mes moments de spleen de me laisser à des mouvements d’inquiétude, et la profonde sécurité qui m’entoure ici ne fait que m’irriter, sans me rassurer le moins du monde.

Et cependant ce matin encore, à l’heure de la messe, je me suis laissé transporter en imagination dans l’église d’Ovstoug, où je vous ai vu tous successivement arriver, les uns après les autres, jouissant d’avance de la surprise que vous éprouvriez de m’y voir. Puis, la messe finie, nous sommes rentrés tous ensemble par cette allée, si bien connue de mon enfance, et puis on m’a servi mon déjeuner sur le balcon, du côté du jardin inférieur… Marie faisait le thé, toi, tu causais, comme d’habitude, avec la Nounu, et moi — avec Polonsky. Les garçons étaient je ne sais où… Et voilà de ces hallucinations qui me hantent, sans que j’y pense, à travers toutes les préoccupations politiques qui vont se compliquant et s’aggravant de jour en jour.

Je t’ai dit, ce me semble, que j’avais écrit à Gortchakoff pour lui rendre compte de l’accueil que Moscou avait fait à ses dépêches. Il m’a fait répondre, par Jomini, une lettre que je t’enverrai dès qu’elle me reviendra, car elle court la ville. Comme fait, elle ne t’apprendra rien de nouveau, mais considérée comme profession de foi elle ne laisserait rien à désirer, si ce n’est la certitude qu’on y restera fidèle. Mais c’est là malheureusement ce sur quoi on peut le moins compter. Un incident, qui date d’hier, ne justifie que trop ces doutes et ces craintes.

Voici ce que c’est. On avait voulu organiser ici, sous forme d’un dîner public, une grande manifestation d’adhésion nationale à la ligne politique exprimée dans les dépêches, et cela dans le sens le plus loyal de dévouement pour l’Empereur et son gouvernement. Il va sans dire que le G<énér>al Тучков n’a pas cru pouvoir prendre sur lui d’autoriser ce dîner qui devait être de deux mille personnes. Il en a donc référé à Pétersb<ourg> et là, comme de raison, il a été décidé qu’il valait mieux s’en abstenir. C’est toujours l’ancienne chanson. Ici, comme tu le penses bien, cette marque de défiance stupide et si fort à contresens a produit le plus détestable effet. Aussi, sous le coup de cette impression toute vive, j’ai écrit quelques mots à Tsarskoïé, que j’aimerais savoir interceptés par ceux à qui ils sont réellement destinés. Hélas, c’est de l’enfantillage de ma part, je le sais bien, mais il y a des occasions où plutôt que de se taire on haranguerait les murs… Voici, à la date d’aujourd’hui, comment se présente la situation du dehors. Notre réponse leur est tombée comme une tuile sur la tête, tant les puissances dans leur insolente outrecuidance s’attendaient peu à rencontrer une résistance sérieuse de notre part. On raconte que Napoléon, après avoir pris connaissance de la note qui lui est adressée, s’est écrié: «C’est plus qu’infâme, c’est ridicule». Ce mot-là est un arrêt du Destin. Désormais la question pour lui n’est plus politique. C’est une question toute personnelle entre, d’une part, la Russie et son avenir, et d’autre part, cette misérable carcasse de N<apoléon> qui peut d’une heure à l’autre rendre le reste du souffle qui l’anime. — L’Angleterre, qui comprend cela à merveille, paraît toujours très hésitante. Et si elle se décide à l’abstention pour tout de bon, ce misérable aventurier finira, comme il a commencé, par un fiasco des plus ridicules, auquel cette fois il ne survivra pas. Mais… hélas, qui sait l’avenir! — En voilà assez. Peut-être voudrais-tu savoir, comment je me porte. L’autre jour j’ai eu une assez légère et courte récidive de mon mal de pied. Mais cela n’a pas duré. Au total je sens que le traitement, que je suis, me fait du bien. Les poudres homéopathiques que je prends en ce moment-ci agissent sur ce siège du mal plus fortement que tout ce que j’ai pris jusqu’à présent. Aussi le médecin me promet-il une guérison complète. Ainsi soit-il! — Mais tout cela ne fait pas que je ne sois pas dans la plus entière ignorance de ce qui vous concerne et que tout ce griffonnage, dont je viens de couvrir 4 pages, ne me fasse l’effet d’un cri dans le désert.