Читать «Чёрная речка. До и после (К истории дуэли Пушкина)» онлайн - страница 12

Серена Витале

Voilà, mon cher, tout ce qui s'est passé d'extraordinaire et d'agité dans mon existence depuis que vous avez quitté la Russie, car je mène la vie la plus retirée et la plus tranquille qu'il est possible de s'imaginer. Je suis couché tous les jours à 11 heures et levé à 9 heures; assez beau temps pour nos exercices, de sorte que je me porte à ravir. Quant à mon ami Gevers je ne sais comment il s'arrange, je l'aperçois rarement, il n'est presque jamais à la maison, et court comme un rat empoisonné: aussi les nouvelles connaissances lui rapportent des dîners, voire même des huîtres et des places dans les loges les jours de bénéfice, car depuis votre départ il a usé successivement de tous ces plaisirs sans que sa bourse puisse lui faire un seul reproche ou lui en dire un seul mot. Mais moi qui l'observe parce que cela m'amuse, je puis vous assurer qu'il vient de faire la connaissance intime d'Engelgart et qu'il en profite joliment.

Par contre il est moins heureux pour ses équipages et chevaux. Il vient de vendre les deux blancs et il avoue avoir perdu de 50 à 75 roubles. Au reste il a très bien fait de les vendre: l'un allait toujours au galop et l'autre boitait le lendemain du jour où il s'en était servi.

Bray suivant sa coutume est toujours fort affairé et se donne à peine le temps de répondre; ne restant jamais assez longtemps à la même place pour que l'on soit dans la possibilité d'avoir une conversation suivie avec lui: car il a tous les jours cent visites à rendre, et autant d'affaires importantes à examiner qui ne lui laissent pas le temps de s'occuper de ce dont vous lui parlez. Le fait est qu'il est amoureux fou de la petite Hagen [?], et qu'il n'ose pas se l'avouer parce qu'il craint la Dame en question qui le surveille de près; maintenant que le mari est parti il n'a plus [de] raison de convenance à donner, et il devra s'y trouver du matin au soir! Je lui souhaite beaucoup de plaisirs.

Ma lettre vous trouvera déjà établi et content ayant fait connaissance avec le papa d'Anthès. Je suis excessivement curieux de votre prochaine lettre pour savoir si vous êtes content du choix des eaux et de la société que vous y trouvez: quelle différence si au lieu d'être seul comme je suis dans ce moment, j'étais avec vous! Combien je serais heureux! Vous dire le vide que me laisse votre absence est une chose impossible. Je ne puis mieux le comparer qu'à celui que vous devez éprouver vous-même, car malgré que vous m'ayez reçu quelquefois en grognant (je parle du temps de la grande dépêche, c'est bien entendu), je savais bien cependant que vous étiez bien aise de causer un peu; c'était devenu un besoin pour vous comme pour moi de nous voir à chaque instant de la journée. En venant en Russie je m'attendais à n'y trouver que des étrangers: aussi avez-vous été pour moi une providence! Car un ami, comme vous le dites, ce n'est pas juste, car un ami n'aurait pas fait tout ce que vous fîtes pour moi sans me connaître; enfin vous m'avez gâté, je m'y étais accoutumé, on s'accoutume si vite au bonheur, et avec tout ceci une indulgence que je n'aurais jamais trouvée chez mon père. Eh bien, tout à coup entouré de gens envieux et jaloux de ma position, et figurez-vous si je sens la différence et si chaque heure de la journée me fait apercevoir que vous n'êtes plus là. Adieu cher ami. Soignez-vous beaucoup et amusez-vous encore davantage et je suis sûr que vous nous reviendrez bien portant et avec un état de santé tel que vous pourrez recommencer, comme à 20 ans, l'existence qu'il vous conviendra de mener sans que cela vous dérange le moins du monde. C'est au moins mon souhait, vous savez si je vous aime et si je le fais de bon cœur, en attendant je vous embrasse comme je vous aime, c'est-à-dire bien fort.